Les Registres profonds

André Forget

J’arrivai dans la ville un mardi après-midi, sous de lourds nuages. Je sortis de la gare. Les statues dans le parc, les visages gris, les vagabonds qui se traînaient les pieds sous les arbres semblaient venir d’un autre âge. Mon hôtel se trouvait en haut de la colline, face à la citadelle, mais je suivis la route de la gare qui descendait en serpentant jusqu’à Bishop’s Wharf. J’avais aperçu l’eau à travers la fenêtre du train quand nous étions entrés le long du port. Grise comme le temps qu’il faisait.

Tout sur la promenade était entièrement neuf et propre, sauf l’eau elle-même. Je fumai une cigarette puis lançai le mégot dans la mousse crasseuse qui se lovait autour des piliers de bois. L’odeur du sel et du varech et des choses mortes s’agrippait à la jetée. J’étais complètement seul.

Sur l’autre rive, je pouvais apercevoir les réservoirs et les tours de refroidissement de la raffinerie abandonnée, en aplat à l’horizon. Le témoin éteint de la torchère. Entre les deux, le dos lisse d’une petite île qui sortait de l’eau, et, au loin, une autre, plus grande. C’était le havre qui m’intéressait. C’était l’un des plus profonds des Maritimes, et pendant des années, ç’avait été l’endroit où les Européens sortaient de leurs Histoires pour devenir d’heureux Canadiens provinciaux. Et aujourd’hui, sous la surface, on construisait une machine — la première dans ce pays, la plus grosse au monde. Pourtant, on ne pouvait pas en voir le moindre signe.

Il se mit à pleuvoir et je marchai jusqu’à mon hôtel. Le lobby était lugubre. Un homme long et délavé, debout derrière le comptoir de la réception, remonta ses lunettes sur son nez et me demanda s’il pouvait m’aider. Je lui donnai mon nom et il consulta l’écran de son ordinateur. Il se mit à chercher la carte magnétique.

— Affaires, dit-il.

 Je compris qu’il me demandait le but de mon séjour.

— Je suppose.

— Vous supposez.

— J’écris un article sur l’orgue.

— Oh, ça.

Il me toisa et reprit :

— Quelle idée stupide. Typiquement stupide. Cette ville n’arrête pas de sortir des idées stupides. C’est à cause de l’argent. Ils se disent qu’une de ces idées stupides va bien finir par générer un tas d’argent pour la ville. Ça ne leur vient jamais à l’esprit d’investir dans un truc qui pourrait vraiment nourrir du monde, mais il y a toujours un chèque pour n’importe quel abruti de professeur avec une idée de fou qui « va vraiment faire rayonner Halifax ». Vous avez entendu, à propos de la raffinerie ? On la transforme en terminus pour des navires de croisière. Ils disent que ça va relancer l’économie du coin. Faire rentrer les dollars américains. Comme si un client d’une putain de croisière voudrait rester dans mon hôtel.

J’essayai d’avoir l’air compréhensif. Il ne m’avait pas encore donné ma clé.

— Ça sera peut-être différent pour l’orgue, dis-je.

Le propriétaire hocha la tête. Il avait un tic, près du sourcil gauche, qui donnait l’impression qu’il clignait de l’œil.

— Écoutez bien, je suis membre de l’Église unie, alors ce n’est pas comme si j’en avais contre les orgues par principe. J’adorais écouter ma mamie jouer de celui qu’ils avaient à Saint-Matthew. Un son magnifique, surtout pour les vieux hymnes. Vous savez, Holy Holy Holy, O God, Our Help In Ages Past — j’ai les larmes aux yeux rien qu’à y penser. Ils s’en sont débarrassé quand le jeune pasteur a décidé de laisser tomber les hymnes pour tout jouer sur sa guitare. Un vrai connard. Aucun sens de la tradition. Je vous dis ça pour que vous compreniez que je suis comme qui dirait bien disposé envers l’orgue, en général. Ce que je ne comprends pas, c’est que s’ils voulaient construire le plus grand orgue du monde, pourquoi ont-ils décidé de le mettre au fond du havre ?

 

***

 

Les origines de l’hydroörganonologie sont profondément contestées. Les mentions textuelles  d’orgues sous-marins sont quasi inexistantes avant le 19e siècle, mais ceci n’a pas empêché certains hydroörganonologues — les plus enthousiastes — de soutenir que ces orgues sont presque aussi vieux que leurs cousins terrestres plus célèbres. Des éléments de preuves archéologiques suggèrent qu’un hydroörganon puisse avoir été l’un des nombreux plaisirs que Tibère ait fait construire pour sa Villa Jovis sur l’île de Capri, mais ces preuves sont si minces — et la possibilité si improbable, considérant l’emplacement de la villa, tout en haut d’un escarpement rocheux — que la plupart des spécialistes les considèrent avec une extrême méfiance. En 1977, au large des côtes de l’Espagne, on fit une découverte plus substantielle, consistant en une série de grands tuyaux et un réservoir à soufflet datant du quinzième siècle. Mais comme les vestiges sont à peine à un kilomètre de l’épave d’un galion ayant fait naufrage pendant la traversé depuis Gênes, la thèse qu’il s’agit là d’un hydroörganon primitif, plutôt que des restes éparpillés d’un orgue conventionnel, est difficilement soutenable.

La plupart des spécialistes sont d’avis que la première référence sans équivoque à un orgue sous-marin remonte à la publication par Giovanni Bonavista, en 1833, de son Catalogue des instruments musicaux nouveaux et proposés, où l’on retrouve une planche illustrant un hydroörganon rudimentaire à dix tuyaux, dont la soufflerie était actionnée par un ingénieux assemblage de boyaux et de pompes manuelles. Bien que Bonavista prétende que l’hydroörganon fût un instrument entièrement nouveau (et Bonavista est effectivement le premier à avoir utilisé le terme « hydroörganon » pour désigner un orgue subaquatique), cette affirmation a fait l’objet de houleux débats. Les sceptiques font valoir que Bonavista n’a jamais eu de scrupules particuliers à taire les contributions d’autres savants, et avait tendance à prétendre être à l’origine d’idées d’instruments qui avaient de vénérables, quoique généralement obscurs, pedigrees théoriques.

L’hydroörganonique conceptuelle devint un exercice populaire chez les ingénieurs et les facteurs d’orgues durant les décennies subséquentes. Nul autre inventeur qu’Isambard Kingdom Brunel dessina un projet d’hydroörganon qu’il envisageait faire de construire sur les côtes de Cornouailles, tandis que la rumeur veut qu’Arnold Schœnberg et Igor Stravinsky aient tous deux composés des pièces pour cet instrument imaginaire (des manuscrits corroborant ceci manquent toujours à l’appel).

Mais c’est après la Seconde guerre mondiale que l’hydroörganonologie s’établit véritablement en tant que discipline. Pendant le boom de construction d’après-guerre, plusieurs architectes parmi les plus avant-gardistes se mirent à placer des hydroörganons miniatures (et non-fonctionnels) dans des étangs artificiels, des parcs aquatiques, des chutes d’eau, etc. Les carnets de John Cage foisonnent de références à cet instrument, et le compositeur tenta plusieurs fois, dans les années soixante et soixante-dix, de lever des fonds pour la construction d’un prototype d’hydroörganon le long d’une portion des falaises rocheuses autour d’Eureka, en Californie. Certains spécialistes (notablement la Dre Susan Shaw, directrice non-conformiste du Nouveau festival de musique de Winnipeg pendant sa période turbulente et anarchique de la seconde moitié des années quatre-vingt) ont soutenu que la mythique pièce de Cage, 4'33", a été inspirée par les possibilités acoustiques paradoxales d’un orgue subaquatique. Shaw croyait que les célèbres quatre minutes et demie de silence de la pièce étaient un hommage à, et une poussée vers, un avenir où ce silence pourrait être rempli par les sons profonds d’un hydroörganon. Elle émit même l’hypothèse que Cage avait écrit une pièce parallèle à 4'33", consistant en une partition d’une durée précise de quatre minutes et trente-trois secondes, destinée à être jouée à l’hydroörganon, une fois celui-ci inventé.

 

Mais les débuts de l’hydroörganonologie moderne — l’hydroörganonologie en tant que discipline musicale à part entière — peuvent être précisément datés.

Le 15 août 1993, un ingénieur aquatique/architecte/organiste amateur inconnu, nommé Kenji Saito, annonça qu’il avait terminé son « Senritsu », le premier hydroörganon de taille réelle complètement fonctionnel de l’ère moderne, sous un promontoire de la côte de Numazu, dans la baie de Suruga, au Japon. Du jour au lendemain, l’hydroörganonologie passa du statut de pseudo-science à celui de nouvelle forme controversée d’art public, un art qui unissait des disciplines aussi différentes que l’acoustique, l’océanographie, l’architecture et la musicologie.

Le chef-d’œuvre de Saito représentait un exemple concret des complexités de l’hydroörganonique pratique, et une nouvelle façon de concevoir les possibilités musicales (et musicologiques) de cet instrument. Le programme de la première représentation publique du « Senritsu » s’articulait autour du Clavier-Übung III de Bach, entrecoupé d’improvisations de Saito lui-même, destinées à démontrer les capacités de l’instrument. Le concert fut enregistré, mais des difficultés liées à la propriété intellectuelle et au copyright en empêche encore la diffusion publique. Ceux qui ont entendu l’enregistrement font remarquer qu’il est vastement inférieur à l’expérience de voir le « Senritsu » en action.

Mais même à l’occasion de cet événement — la première prestation enregistrée d’un hydroörganon — les membres de l’auditoire furent nettement divisés sur la nature même de ce à quoi ils venaient d’assister. La plupart considéraient la musique elle-même tout à fait secondaire au spectacle de l’air qui fusait des grands tuyaux en bouillonnant, et avouèrent qu’ils n’étaient arrivés à entendre, au mieux, qu’un riche bourdonnement, agrémenté de quelques variations chevrotantes lorsque de nouveaux tuyaux s’ouvraient. Mais certains autres — une minorité décidée et non négligeable — prétendaient avoir perçu une gamme de sons à complètement couper le souffle. Non pas la musique d’un orgue terrestre, mais une transformation complètement fidèle de celle-ci, comme s’ils écoutaient la musique de Bach rendue par des baleines. Le témoignage d’un professeur de musique baroque, qui avait été personnellement invité par Saito, compara l’expérience à celle d’entendre un interprète qualifié et inventif traduire spontanément Goethe en anglais.

Au cours de la fin de l’été et du début de l’automne 1993, Saito invita plusieurs groupes de plongeurs à descendre sous la surface pour voir l’hydroörganon, et la nouvelle de cet énorme orgue construit dans le roc au fond d’une baie japonaise se mit à se répandre dans les cercles de musique d’avant-garde et les branches plus spéculatives de la musicologie. La question de la portée et de la signification de l’hydroörganon, lequel avait été complété à un moment où le traditionnel orgue à tuyaux ne semblait être guère plus qu’un vestige d’une époque où les gens n’avaient pas l’électricité et croyaient en Dieu, éclipsa rapidement l’expérience de l’écoute de l’hydroörganon en tant que telle — sauf pour les quelques entêtés qui continuaient d’insister qu’ils entendaient quelque chose de remarquable quand les tuyaux s’ouvraient. Musiciens et théoriciens faisaient le pèlerinage jusqu’à Numazu parce qu’ils avaient l’impression qu’il serait inconvenant d’écrire sur le « Senritsu » sans l’avoir véritablement entendu. Quelques-uns en revinrent complètement transformés; la plupart arrivèrent à placer un article à ce propos dans Music Perception ou Interface.

À l’arrivée de l’hiver 1993-1994, Saito arrêta d’amener des groupes jusqu’au « Senritsu », prétextant les conditions météorologiques imprévisibles dans la baie de Suruga. Il passa l’hiver dans son pavillon sur les flancs du mont Fuji, d’où il pouvait apercevoir les eaux agitées et rêver de son hydroörganon. Le consensus veut que c’est durant ces mois qu’il écrivit le texte qui demeure sa plus complète description théorique de l’hydroörganonologie: 深い音, généralement traduit par La note basse en français.

Saito reprit ses visites guidées le printemps suivant, et l’intérêt dans les cercles baroques et classiques locaux et internationaux s’en trouva redoublé: il reçut des lettres d’Arvo Pärt, de Philip Glass et de Kaija Saariaho, et fut interviewé par la BBC. C’était une histoire étrange, et les gens appréciaient son étrangeté. Ce jeune lettré japonais, avec sa théorie quasi-mystique de l’harmonie et son profond amour de la musique de Johann Sebastian Bach, avait créé un instrument que le monde de la musique professionnelle avait toujours considéré comme rien de plus qu’une curiosité. Et il l’avait rendu beau. Certains croyaient même qu’il l’avait fait chanter.

Mais la carrière naissante de Kenji Saito en tant que premier hydroörganoniste professionnel se termina le matin du 18 juin 1995, lorsque son corps fut retrouvé flottant au large de la côte de Nishiizu. Il portait sa combinaison de plongée et il avait perdu son masque, bien que son cylindre fût encore à trente pourcent. Il était évident qu’il s’était noyé. Personne n’a jamais pu expliquer pourquoi.

La mort tragique de Saito et la publication simultanée de l’édition anglaise de La note basse (The Bass Note), fournit l’étincelle qui mena au premier colloque universitaire consacré à l’hydroörganonologie. Il eut lieu à Fuji au début de 1996, et attira des universitaires de toutes les disciplines ayant une connexion conceptuelle et théorique à l’hydroörganon. Mais les tables rondes les plus courues furent celles menées par des musicologues qui tenaient à établir que leur propre théorie de l’hydroörganon possédait le plus grand pouvoir d’explication et le meilleur potentiel de révolution.

La note basse était un document fascinant, mais il ne mettait pas en place le moindre programme théorique cohérent. Saito semblait avoir eu moins envie d’expliquer ce que l’hydroörganon signifiait que d’explorer ce qu’il pouvait faire — et plus spécifiquement, ce qu’il pouvait faire à la musique occidentale. En commençant par le septième verset du Psaume 42 (« Un abîme appelle un autre abîme au son de tes canaux; toutes tes vagues et tes flots ont passé sur moi »), Saito, dont le père avait été un pasteur Presbytérien, mis sur papier une interprétation de l’entièreté du répertoire baroque pour l’orgue en tant qu’exploration du concept de profondeur. Alors que les représentations traditionnelles de la cosmologie chrétienne imaginent le divin « au-dessus », Saito émet le postulat que la musique de l’orgue est à son plus puissant et à son plus unique dans les registres profonds. Après plusieurs chapitres consacrés à des digressions techniques sur la nature des basses fréquences sonores, Saito aboutit à ce qui semble être l’essence de sa thèse: le divin est plus présent dans les « profondeurs » littérales, soniques, géographiques et symboliques. Dieu est le grondement, le bourdonnement d’une fréquence d’une profondeur inhumaine, une note basse qui soutient l’univers. Saito croyait que c’était là le véritable sens de l’antique musica universalis. En plaçant un orgue, l’instrument le plus apte à produire les registres profonds (et l’instrument occidental le plus étroitement associé au divin), dans les profondeurs, au sens propre, de l’océan, l’hydroörganon devenait un vecteur de puissance spirituelle.

Les hydroörganonologues qui lirent La note basse en tombèrent immédiatement amoureux, pour ses qualités techniques et pour sa folie. Des carrières universitaires longues et solides ont été bâties sur bien moins.

Ce qu’on considéra rapidement comme le courant dominant de la théorie hydroörganonologique ne prit pas sa source au texte de Saito lui-même (bien que La note basse soit généralement, et quelque peu précautionneusement, reconnue en tant que classique de l’hydroörganonologie théorique) mais plutôt dans les travaux dérivés de James Whitney et Nicola Fanucci, qui affirmèrent tous deux que l’hydroörganon représentait l’aboutissement et l’apothéose de la musique occidentale. Dans son ouvrage Expressionnisme trans-musical et l’aquatique audible: essais sur le « Senritsu » de Kenji Saito, Whitney soutenait la thèse selon laquelle, dans un monde où la plupart des musicologues sont toujours englués dans une obsession logocentrique qui considère le son comme matériau essentiel de la musique, l’hydroörganonique annonce une rupture de par sa réjection de l’auralonormativité en tant que base de l’étude de la musique, une réjection qui libère la musicologie de la logique colonialiste hétéropatriarcale du capitalisme moderne. Que pourrait-il y avoir de plus révolutionnaire dans l’histoire de la musique occidentale, écrivit-il dans l’incendiaire essai final, Rhapsodie subaquatique, qu’un orgue qui ne fait aucun bruit ?

D’un point de vue strictement musicologique, la thèse de Fanucci suivait une trajectoire similaire. À partir du postulat que Saito, avec le « Senritsu », avait finalement complété le long processus de déconstruction de la tradition musicale occidentale amorcé près d’un siècle auparavant par Arnold Schœnberg, elle reçut beaucoup d’éloges des éco-critiques pour avoir démontré que l’hydroörganonique fonctionnait aussi en tant qu’esthétique environnementaliste sauvage. Même si on admettait que la construction du « Senritsu » avait causé certains dommages environnementaux sur le site (pour permettre l’installation de l’énorme porte-vent et des pompes qui y amenaient l’air nécessaire pour le remplir, une section appréciable de roc avait été dynamitée), le « Senritsu » en arrivait tout de même à représenter une relation plus « harmonieuse » (on priait le lecteur, avec une certaine affectation, de ne pas tenir rigueur du calembours) entre les humains et leur environnement naturel. Et un effet secondaire de la présence d’un attrait touristique d’une aussi grande valeur, dans ce qui demeurait un port commercial, était que les autorités locales avaient à être plus consciencieuses dans leur traitement des déchets industriels: puisque des dizaines de plongeurs se rendaient quotidiennement au fond du havre pour assister à des concerts, la qualité de l’eau et la biodiversité de la baie de Suruga faisait maintenant l’objet d’un niveau de surveillance sans précédent.

Ce ne fut toutefois pas tout le monde qui tomba sous le charme de l’originalité du « Senritsu », et l’on ne peut pas affirmer que celui-ci fut universellement considéré comme le point culminant de la postmodernité musicale.

Johann Schröder affirma que les principes qui sous-tendaient le « Senritsu » étaient les mêmes qui avaient régi l’hydraule de Ctésibus d’Alexandrie au troisième siècle, lequel avait établi le schéma de base pour tous les orgues et hydroörganons à venir: de l’air poussé à travers des tuyaux de longueurs et largeurs diverses pour créer des vibrations d’une hauteur spécifique, lesquelles étaient ensuite manipulées par l’ouverture et la fermeture des tuyaux. Bien que Schröder accordât une certain degré d’inventivité à l’idée de Saito de construire un orgue à tuyaux fonctionnel et grandeur nature dans la baie de Suruga, il critiquait sévèrement ce qu’il voyait comme la tendance « fétichiste » des nouvelles étoiles de l’hydroörganonique de présenter les innovations de Saito et de ses disciples comme l’annonce d’une toute nouvelle ère dans l’histoire de la technologie de l’orgue. Ce qui était véritablement intéressant à propos de l’hydroörganon et de La note basse, selon Schröder, c’était la relation de Saito avec la tradition. Plutôt que de le voir comme une sorte de déconstructionniste radical, Schröder suggérait que Saito ressemblait avant tout à ce vieux Bach lui-même, qui avait aussi entrevu de clairs parallèles entre la structure formelle de la musique et celle du cosmos.

Évidemment, il y eut aussi des détracteurs. Harold Johnson-Jones, titulaire de la chaire de musicologie à UCLA, dénonça vertement les travaux de Saito à la Conférence sur l’esthétique musicale de Heidelberg, en 1997. Dans son discours d’ouverture, Johnson-Jones émit l’opinion que le « Senritsu » avait à peu près autant de mérite artistique que le London Eye, et plus ou moins la même fonction. Les générations précédentes de musicologues, affirma-t-il, ne se seraient pas laissées berner par un coup de ce genre. Mais la montée du post-modernisme avait eu un tel effet corrosif et dégradant que les esprits naguère encore fins de son propre département s’intéressaient maintenant plus aux pompes et aux bulles qu’au difficile travail théorique nécessaire à la véritable compréhension du génie des grands compositeurs. Et pour ce qui était des organistes embobinés par ces sottises, eh bien, à quel genre de dévouement pour le métier devait-on s’attendre lorsqu’on jouait un prélude à un choral de Bach, mais que personne ne pouvait l’entendre correctement ? Où était donc la discipline requise pour maîtriser les anciens instruments et leur technique, Johnson-Jones demandait à la ronde. Au moins, Picasso pouvait peindre comme un réaliste s’il le voulait. Ces jeunes hydroörganonologues avaient à peine maîtrisé leur premier concerto qu’ils en arrivaient déjà à vouloir réinventer la roue. Si ces hydroörganonologues étaient si impressionnés par des gadgets, que pensaient-ils de « l’orgue à vagues » à San Francisco ? Était-ce là aussi un audacieux nouveau mouvement esthétique ?

Les hydroörganonologues en présence ne réagirent pas bien à ces remarques, et insistèrent qu’ils avaient autant en commun avec « l’orgue à vagues » qu’un Stradivarius avec une guitare de plastique.

Au cours des années qui suivirent, ils déployèrent des efforts considérables pour mettre une certaine distance entre ce qu’ils considéraient la pureté de leur propre art et les récupérations populaires et vulgaires du genre de l’abrutissant « orgue marin » de Zadar, avec ses harmonies insipides et répétitives, ses suffisants brocanteurs ambulants Croates, et ses touristes américains sidérés par l’esbroufe de première année de bac de l’entreprise. De même, les hydraulophones « appropriés à toute la famille », avec leur mignons marmonnements aquatiques tout juste bons à jouer des pièces irrécupérablement banales comme le Canon en ré de Pachelbel et Jesus Joy of Man’s Desiring, n’étaient que des jeux de fêtes foraines face à la grandeur et la puissance de l’hydroörganon.

À la surprise générale, après n’avoir été rien de plus qu’une curiosité académique pendant les premières années de son existence officielle, l’hydroörganonologie devint une affaire sérieuse. Les gouvernements régionaux et nationaux se mirent à s’intéresser aux possibilités économiques de l’hydroörganon. Dans la foulée de sa mort, les succès remarquables de Saito, et l’arc tragique — presque conçu pour la télévision — de sa vie créative, commencèrent à attirer l’attention des médias. Des portraits suivirent, dans The New Yorker, Der Spiegel, le Figaro et National Geographic. Des équipes télé réalisèrent des entrevues avec ses pairs artistiques, ses assistants, ses parents ahuris. Ils s’entretinrent avec Schröder et Fanucci, dont le vocabulaire dispendieux et la diction soignée plaçait l’entreprise sous un excitant éclairage intellectuel. On tenta (sans succès) de démasquer ses mystérieux partenaires financiers. Des organistes célèbres acceptèrent de donner des récitals sur le « Senritsu », et les touristes affluèrent pour y assister.

Il y avait encore une division évidente, parmi ceux qui avaient été témoins d’une performance à l’hydroörganon, quant à savoir s’ils avaient effectivement écouté quoi que ce soit. Ceux qui répondaient « oui » (toujours une minorité) prétendaient qu’ils possédaient tout simplement une sensibilité musicale plus raffinée. Ceux qui répondaient « non » avaient tendance à assumer que les premiers (qui s’appelaient entre eux des « sonicistes ») étaient d’irrécupérables fanfarons prétentieux, le genre de personnes qui croyaient pouvoir faire la différence entre un Châteauneuf-du-Pape 2002 et un Châteauneuf-du-Pape 2006. Mais le « Senritsu » demeurait toutefois si impressionnant que les spectateurs continuaient à enfiler leur combinaison et à plonger pour assister aux concerts quotidiens. Quant aux musicologues, ces considérations ne les intéressaient généralement pas; ils s’en tenaient à la version qui convenait le mieux à la thèse critique qu’ils essayaient de bâtir autour de l’hydroörganonologie.

Bien des villes ont fait de la musique la base d’une industrie touristique. Mais autant les restaurants et hôtels de Salzbourg bénéficient-ils des festivals Mozart, autant Numazu, la ville la plus proche du « Senritsu », engrangea aussi l’argent de la location d’équipement de plongée, la réservation de bateaux, et les visites guidées des divers sites associés à la vie du mystérieux Saito.

D’autres villes côtières comprirent qu’il y avait un intérêt économique considérable à encourager des projets similaires sur leurs propres territoires. Puisque, dans l’ensemble, un hydroörganon fonctionnel coûtait considérablement moins qu’une nouvelle salle de concert et amenait un prestige culturel similaire, le début des années 2000 se révélèrent une période fébrile de construction d’hydroörganons.

Le premier qui fut construit après le « Senritsu » fut le « Mission » (plus petit mais plus élégant sous plusieurs aspects) en périphérie de San Francisco, suivi de l’« Imperatore » dans la baie de Naples, ainsi nommé en l’honneur de l’hydroörganon légendaire que Tibère était réputé avoir fait installer à la Villa Jovis. Des hydroörganons furent construits à New York, Marseille, Seattle, Dubrovnik, Édimbourg et Copenhague. Cela devint un symbole de status social, un raccourci pour établir l’authenticité de la démarche culturelle et cosmopolitaine d’une grande ville. De nouvelles pièces musicales furent composées pour l’hydroörganon, et la mode coïncidait joliment avec la croissance de la popularité de la musique ambient drone électronique. Le « Senritsu » se retrouva même en vedette dans une séquence de poursuite d’un film de James Bond — Bond utilisait les bulles d’air s’échappant des tuyaux comme d’un écran pour couvrir sa fuite après une rencontre particulièrement tendue avec les agents d’un cartel russe.

La construction ralentit toutefois après la récession de 2008. Il n’était pas facile de justifier une dépense aussi frivole à une population à qui on demandait de renoncer à sa retraite pour la cause de l’austérité. Ce n’était pas tout: les combattants idéologiques vieillissants du monde théorique de l’hydroörganonologie n’arrivaient pas à soulever l’enthousiasme de la nouvelle génération d’hydroörganonologues pour les guerres culturelles des années quatre-vingt-dix. Ces derniers étaient plus intéressés à analyser les barrières auxquelles se heurtaient les femmes hydroörganonologues et les hydroörganonologues des minorités visibles pour avoir accès aux ressources nécessaires à leur entrée dans le domaine hautement compétitif de l’hydroörganonique professionnelle qu’à concevoir de nouveaux, de plus grands, de plus inventifs hydroörganons.

Ce fut donc une nouvelle excitante quoiqu’un peu étrange que celle du Projet Chebouctou, qui annonça qu’allait se construire, dans le havre de Halifax, le plus grand hydroörganon du monde. La rumeur courait que la famille de milliardaires pétroliers qui contrôlaient la majeure partie de l’industrie de la côte est était derrière le projet, mais il avait été jusqu’ici impossible de confirmer ou d’infirmer cette information. Et les hydroörganonologues ne se sont jamais particulièrement empressés de suivre les traces de l’argent qui finance leurs projets favoris.

 

***

 

Le bar sous Prince et Argyle n’était pas du genre où je serais entré si je n’avais pas eu de compte de dépenses. Tout ce qui s’y trouvait était vieux, à l’exception des serveuses, qui étaient très jeunes. J’enlevai mon manteau, m’assis au bar et commandai une bière brune. Je demandai  à la barmaid ce qu’elle pensait de l’orgue. Elle me regarda comme si elle n’était pas sûre de savoir de quoi je parlais.

— L’orgue qu’on construit dans le havre, dis-je.

Elle me dit qu’elle croyait que les orgues étaient censés se trouver dans les églises. Quand je lui répondis que ce n’était pas obligatoire, elle haussa les épaules. Quelqu’un d’autre s’assit au bar et je me retrouvai seul avec ma bière.

Qu’est-ce que je fais ici ? me demandai-je. Et je pensai aux années que j’avais passées à envoyer des propositions d’articles, à faire des critiques de concerts, à écrire des portraits. À écrire à propos de qui recevaient des subventions, de quelles pièces seraient programmées pendant la prochaine saison. De quel maestro européen alcoolique avait été parachuté dans un coin provincial et laudatif pour y passer, de bouteille en bouteille, le dernier tiers de sa carrière. Avec une photo d’un orgue à tuyaux enveloppé dans des filaments de varech mouvants, au-dessus de mon bureau.

J’avais entendu parler d’hydroörganonologie pour la première fois en 2008. Je vivais avec une violoncelliste, à Montréal. Elle avait un poste à temps partiel à l’OSM, et un soir, après une performance de la deuxième de Mahler, elle invita quelques-uns de ses amis de la section des cordes à notre appartement, à la fermeture des bars. À l’époque, je pensais encore que j’étais un artiste, et je gagnais quelques sous en enseignant le piano. Je n’avais pas beaucoup d’élèves. Je me couchais généralement tard et je faisais généralement la grasse matinée. Je passais mes après-midis au Quartier Latin, ou en promenade au parc Lafontaine. Je lisais, assis sur un banc public, les biographies des grands compositeurs. Et je comprenais lentement que personne n’écrirait jamais la mienne.

Quand la section des cordes envahit notre appartement, je dénichai notre dernière bouteille de Canadian Club dans la petite armoire au-dessus du frigo. La cuisine et le salon était bourrés d’artistes euphoriques et en sueurs. Ils étaient tous très heureux, et j’étais affreusement déprimé — j’allai donc m’asseoir sur le toit. Ma petite amie sortit par la fenêtre pour me rejoindre, avec Andrew, un des premiers altos. Ils n’avaient pas saisi que j’étais là (j’appris plus tard qu’à ce moment, ils avaient déjà commencé à coucher ensemble). Il venait tout juste de revenir de Venise, où Antonio Carpaccio était en train de construire son « Serenissima » près du Lido de Venezia. Il nous raconta l’histoire en long et en large. Il avait étudié au Conservatoire de Milan avec un des assistants de Carpaccio, et lorsqu’ils avaient refait connaissance en dînant ensemble après un concert auquel Andrew avait participé au Teatro Fondamenta Nuove, l’assistant l’avait invité à plonger sur le site de construction le lendemain. Andrew dit que c’était la plus belle chose qu’il avait jamais vue. Je ne savais que penser. J’avais des goûts plus conservateurs à l’époque. Mais je n’oubliai jamais la photo qu’il m’avait montrée — ces grands tuyaux qui brillaient doucement dans la lumière bleue de l’Adriatique.

Deux mois plus tard, la violoncelliste me demanda de déménager. Sa carrière commençait à décoller, et elle était amoureuse d’Andrew, et à ce moment j’avais abandonné l’idée de faire de la musique. Je ne voulais qu’écrire sur le sujet. C’était plus pur, d’une certaine manière. Une photo de l’éclat bleuté du soleil chatoyant sur un jeu de tuyaux d’acier par huit brasses de profondeur m’en avait convaincu. De tous les arts, la musique est celui auquel on peut le moins se fier. On ne peut en faire l’expérience que dans le temps. Mais l’idée de la musique, toutefois, est éternelle.

Je réfléchis à tout ça dans un bar sous la rue Argyle, en buvant de la bière brune et en observant les jeunes serveuses apporter de minimalistes assiettes de fruits de mer aux plus vieux et plus riches. Je me demandai ce que les hommes aux foulards pensaient de l’hydroörganon.

Mais la barmaid n’ajouta plus rien sur le sujet, et moi non plus.

 

***

Le lendemain, je me réveillai à 8h25, avec la gueule de bois. De la pluie à la fenêtre. J’étais censé rencontrer un certain John Phillips dans un bistrot de l’autre côté du havre à 9h30. Je ne savais quel genre d’horaire les traversiers suivaient, ou si je devrais prendre le bus. Le café gratuit de l’hôtel goûtait l’écorce. La douche ne dépassa pas la limite du tiède. Je n’avais pas défait mes bagages. Je n’avais pas noté mes questions. Je n’avais qu’une idée générale de ce que je voulais savoir. Pourquoi construire un hydroörganon à Halifax ? Pourquoi construire un hydroörganon maintenant ? Pourquoi en faire le plus grand au monde ? Que voulait-on prouver ?

Toute l’histoire semblait vide de sens, absurde.

Quand j’arrivai au bistrot, j’étais quinze minutes en retard et trempé jusqu’aux os. Philips avait déjà terminé un café et un croissant. Le bistrot était célèbre pour ses croissants, m’expliqua-t-il. Il fallait vraiment que j’en prenne un. Ça faisait partie de l’expérience. C’étaient les meilleurs croissants des Maritimes. Je lui dis que j’avais mangé à l’hôtel. L’eau sur ma veste coulait, goutte à goutte, jusque sur le plancher sous mes pieds.

Philips était le genre de représentant de l’est qui, bien que n’ayant jamais vraiment avoir passé de temps sur un bateau ou à l’extérieur d’une ville, a l’impression que d’être né à une certaine proximité de la mer lui donne le droit de se prononcer sur la vie nautique. Il discourut sur la beauté de l’Atlantique, la tragédie des pêches, la noblesse humble des pêcheurs — toute ces conneries du genre Cet héritage au goût de sel.

Il semblait plus à l’aise quand il discutait de l’importance de la Nouvelle-Écosse et de sa scène culturelle dynamique. Halifax, me dit-il, était une « ville du monde ». Les haligoniens avaient la musique et l’océan dans le sang. Lui-même était un grand mélomane. Il écoutait de la musique sans arrêt. Avais-je entendu parler de Joel Plaskett ? Fabuleux musicien du coin. Et savais-je qu’il habitait juste au coin de la rue ? Et Halifax ? Aussi une super ville pour la musique trad. Si je n’arrivais pas à me trouver un « vrai party de cuisine de la côte est », je devrais aller essayer un des excellents bars de la rue Argyle. Avais-je entendu parler de la vie nocturne top niveau de Halifax ? Les visiteurs à Halifax adoraient assister à des soirées amateurs pour entendre cette musique traditionnelle de la côte est — cette musique merveilleuse, authentique, complètement unique, célèbre partout dans le monde. Des gens de tous les pays venaient ici. La Nouvelle-Écosse était « comme nulle part ailleurs sur Terre ». Et c’était pour cette raison qu’il s’agissait là de l’endroit parfait pour construire le plus grand orgue — désolé, oui, hydroörganon — que le monde ait jamais vu. Il était fier de représenter les intérêts du gouvernement provincial dans ce projet.

— La musique et l’océan: vous ne trouverez jamais deux choses plus authentiquement néo-écossaises si vous cherchez tous les jours que le bon Dieu amène.

Quelque chose dans la façon dont il dit cela me fit me demander s’il utilisait des expressions comme « que le bon Dieu amène » en parlant à des gens qui habitaient vraiment ici. Mais je demandai plutôt s’il avait la moindre inquiétude quant au fait que l’orgue allait se trouver sous l’eau. Est-ce que les haligoniens, avec leur célèbre amour de la musique, allaient plonger pour assister aux pulsations sourdes des tuyaux, au doigté soigneux d’un organiste qu’ils arrivaient à peine à entendre ?

Philips ricana, tout simplement. Avais-je entendu parler du « Citibank Colossus » au pied de la Statue de la Liberté ? Eh bien, le « Chebouctou » avait carrément le double des dimensions de tuyaux, et trois fois le volume — et les gens pensaient qu’il ne se passait rien à Halifax!

Il refusa de répondre à mes questions concernant les sources de financement.

— C’est un partenariat public-privé, dit-il. Tous les formulaires requis ont été déposés au niveau provincial et à la municipalité régionale de Halifax, et je suis sûr que si vous déposez une requête à l’information, ils seront ravis de vous laisser y avoir accès.

Il me demanda si j’allais avoir la chance de rencontrer l’architecte pendant que j’étais en ville. Je lui dis que nous allions avoir un entretien plus tard cet après-midi. Elle m’avait organisé une visite du site de construction. Il eut un rire professionnel.

— Vous êtes un homme chanceux, de voir notre beauté sans ses vêtements.

J’assumai qu’il voulait parler de l’orgue.

— Ce projet va prendre sa place dans l’histoire, dit-il. Le plus grand de sa catégorie au monde. Assurez-vous de mentionner ça dans votre article.

Je lui dis que je n’y manquerais pas. Il répondit que ç’a avait été un plaisir.

Philips sortit du bistrot, son veston à rayures froissé autour de l’ovale de ses épaules, de la sueur luisant sur le renflement de la peau de son cou qui sortait par-dessus son col. Ses souliers étaient soigneusement cirés. Ses cheveux placés de façon à minimiser la calvitie naissante sur le haut du crâne. Je me demandai ce qu’il pensait qui s’était passé pendant notre conversation.

 

***

 

Le temps s’éclaircit vers midi, et le soleil émergea, et toute la ville semblait différente. Je me tenais sur la jetée, relisant mes notes, lorsque j’aperçus une grande femme, aux larges épaules, qui me fixait d’un banc à proximité. Elle avait les cheveux gris, coupés courts, et elle portait une veste faite de la sorte de fibre haute technologie que les gens qui font de la randonnée dans l’Himalaya tendent à porter. C’était, je le compris, Rebekah Schumacher, l’architecte en chef du projet « Chebouctou ». Et elle m’avait reconnu avant que je ne la reconnaisse.

— Vous devez être le journaliste, dit-elle lorsque nos regards se croisèrent.

— Oui.

— Vous êtes en avance.

— Il fait beau.

— À la surface, oui. Mais la pluie signifie qu’il y a plus de turbidité dans le havre. Nous pouvons quand même plonger cet après-midi si vous y tenez, mais je nous conseillerais d’attendre jusqu’à demain.

— Je repars demain soir.

— Nous pouvons le faire dans l’avant-midi. Le temps est censé rester stable pendant la nuit.

— Êtes-vous toujours disponible pour une entrevue ?

— Oui. Mais je préférerais ne pas parler en public.

— Vous comprenez bien que j’ai besoin de citations officielles.

— Bien sûr. Je n’aime pas parler en public, c’est tout.

Schumacher se leva de son banc et commença à s’éloigner. Ne sachant pas quoi faire d’autre, je la suivis.

Rebekah Schumacher. Avant d’arriver à Halifax, j’avais passé des semaines à tenter de définir les contours de sa vie, avec beaucoup de difficultés. Ce n’était pas seulement qu’elle avait zéro présence dans les média sociaux, et aucun site web — un état de choses déjà inhabituel pour une musicienne. L’information existante suggérait, de façon alléchante, une vie qui s’était frottée de près aux plus intéressants mouvements musicaux de son époque — mais une analyse plus poussée ne permettait pas d’arriver à des conclusions solides. Même après avoir utilisé certains des trucs journalistiques les plus ésotériques pour dégoter des identités cachées, je n’avais réussi à assembler qu’une esquisse biographique sommaire.

Née à Londres, en 1959, d’une famille juive de Königsberg, Schumacher avait été acceptée au programme de piano du Royal College en 1976. Elle avait obtenu son diplôme avec mention, ayant changé de concentration (pour l’orgue), et semblait avoir quitté Londres en 1980 après un bref séjour à St. Martin-in-the-Fields. Aucune trace n’existe de sa destination, ni de ce qu’elle fit pendant les six ans qui suivirent — ce qui est en soi plutôt ahurissant pour quelqu’un de sa trempe. Encore plus étrange, lorsqu’elle refit surface, ce fut à Tokyo, où elle jouait de l’orgue dans une église Épiscopale. Elle y rencontra Saito vers la fin des années quatre-vingt, et se produisit même avec lui pour une série de concerts. On sait qu’il travaillait sur le « Senritsu » à l’époque, mais il n’est pas certain qu’elle ait été formellement impliquée dans le projet. Elle est présente, de façon assez périphérique, dans certains des documentaires sur la construction de l’hydroörganon, et dans des photographies prises à l’époque. Une femme grande, aux cheveux noirs et courts, qui fume une cigarette devant le pavillon de Saito. Debout à l’arrière-plan pendant que Saito examine les plans. Assise dans le bateau avec deux de ses assistants, à manger un sandwich. Il est même probable qu’elle ait joué sur le « Senritsu » à un moment ou à un autre, bien que son degré de proximité avec Saito ne soit pas clair — on ne pouvait même pas être sûr qu’elle avait eu une quelconque relation personnelle avec lui. Elle revint en Occident avant la mort de Saito, pour étudier le génie maritime à MIT, mais elle ne compléta pas le programme.

En 1998, elle fut remarquée par les musicologues universitaires après la publication de sa brillante première monographie, De l’ontologie du son: notes pour une hydroörganonologie. Appréciée pour sa prose lucide, De l’ontologie du son fut le premier ouvrage d’hydroörganonologie à s’attaquer véritablement aux implications de ce qu’on appelait déjà la « question du son »— c’est-à-dire, comment comprendre les expériences radicalement différentes des spectateurs aux concerts d’hydroörganon. La monographie de Schumacher avançait une thèse originale selon laquelle, qu’on entende de la musique ou non, l’hydroörganon représente une façon plus pure « d’écouter » — et donc, une meilleure façon de comprendre — les œuvres pour l’orgue de Johann Sebastian Bach et Dieterich Buxtehude.

L’ouvrage fut violemment éreinté par ses pairs plus militants, qui y voyaient une sorte d’essentialisme conservateur et même théologique. Peu d’universitaires ont repris ses arguments depuis.

En 2000, Schumacher décrocha un emploi en tant qu’organiste et maître de chapelle à l’église Saint-Augustin de New York, où elle demeura pendant sept ans. Durant cette période, elle fit publier quelques articles mineurs sur l’hydroörganonologie, dont une critique négative (et de ce fait controversée) du « Citibank Colossus » qui était alors en construction à seulement quelques kilomètres de la maison de Schumacher, dans le Lower East Side. En 2008, elle prit un congé sabbatique et ne revint pas en poste. Elle fait partie, avec Carpaccio, de la liste de l’équipe de construction du « Serenissima », où elle joua un rôle consultatif en 2007-2008, et dans la foulée de son inauguration y fut l’une des hydroörganonistes en résidence, une position à laquelle elle revint de façon intermittente pendant quelques années. En 2014, le projet Chebouctou annonça qu’à la suite d’un rigoureux processus d’embauche international, elle avait été choisie pour concevoir et réaliser la construction du plus grand hydroörganon au monde, dans le havre de Halifax.

Ç’avait été beaucoup plus dur de découvrir quoi que ce soit à propos de la vie privée de Schumacher. Même établir ses liens avec d’autres organistes et hydroörganonistes connus avait été difficile. Ceux qui avaient travaillé avec elle la mentionnaient avec un grand respect, mais jamais avec chaleur. Aucun membre de l’équipe qui avait travaillé avec Saito ne donna suite à mes demandes de renseignements (ce qui n’est pas surprenant, considérant la barrière de la langue, le temps écoulé, et la méfiance compréhensible avec laquelle ils traitent les demandes des médias, ceux-ci ayant toujours eu la tendance à traiter l’histoire de Saito de façon sensationnaliste). J’avais été incapable de déterminer si Carpaccio l’avait approchée pour travailler avec lui sur le « Serenissima » ou non, ni ce sur quoi elle l’avait conseillé au juste. Étaient-ils, peut-être, des amis ? Impossible de le savoir. Carpaccio, généralement loquace en entrevue, restait évasif lorsqu’on lui parlait de Schumacher. Elle était « une artiste dont il respectait le travail », ce qui est le genre de commentaire qu’un personnage public fait à propos d’un autre lorsqu’il a, ou rien à dire, ou beaucoup trop. Au meilleur de mes connaissances, elle n’était pas mariée. Sans enfants.

Ce qui me laissait avec un carnet de notes plein de questions.

Elle me ramena à sa voiture et nous conduisit à l’extérieur de la ville, vers l’extrémité de la péninsule. Se rangea sur le bord de la route à la moitié du chemin vers Sambro Head, près d’une zone de conservation.

— J’aime marcher ici, dit-elle. Nous pouvons faire l’entrevue pendant que nous marchons.

Pendant que nous descendions un sentier vers l’océan, je lui demandai ce qui l’avait d’abord attirée vers l’hydroörganonologie.

— J’aime l’océan. Et j’aime l’orgue. Prochaine question.

— Pourquoi avez-vous postulé pour travailler sur le « Chebouctou » ?

— J’avais besoin d’un emploi. J’étais fatiguée de jouer sur des orgues et des hydroörganons pour des auditoires qui ne comprenaient pas, ou qui ne pouvaient pas comprendre, ce qu’ils entendaient.

— Quelle est votre vision pour le « Chebouctou » ?

— J’aimerais qu’il fonctionne. Et j’aimerais qu’il sonne bien.

— Autre chose ?

— J’aimerais qu’il ne soit joué que par des gens qui comprennent ce qu’ils font.

— Il s’agit là du troisième hydroörganon sur lequel vous avez travaillé. En quoi considérez-vous que votre vision diffère de celle de Carpaccio, par exemple, ou de Saito ?

— Kenji a bâti le « Senritsu » parce qu’il croyait en Dieu. Carpaccio a bâti le « Serenissima » parce qu’il croit en lui-même. Mais moi, je ne crois qu’en l’océan.

— Je ne suis pas sûr de ce que ça veut dire.

— Quand on est dans l’océan, il y a toujours la possibilité qu’on soit à quelques instants de la mort. Ça nous dépouille de nos illusions.

— Est-ce qu’il serait juste de vous décrire comme une nihiliste, madame Schumacher ?

— Non. Comme je le disais, je crois en l’océan. Je me réclame d’une métaphysique fondée sur l’océan. Mais personne qui n’a pas passé autant de temps dans l’océan que moi ne pourrait la comprendre. Et je suis sûre que ce n’est pas ce que votre revue veut savoir non plus.

— Quelle était votre relation avec Kenji Saito ?

— Nous étions amants.

— Vraiment ?

— Non.

Nous marchions sur le roc émoussé du rivage. Schumacher avait les yeux fixés sur l’Atlantique. Il n’y avait aucun signe de la ville que nous venions tout juste de quitter. Aucune maison. Rien que les vagues grises du havre. Elle s’arrêta et sortit les mains de ses poches. Elle laissa le fort vent d’est soulever ses bras comme s’ils étaient des ailes. Je crois qu’elle voulait que je me taise, que je partage ce moment avec elle. Alors je rangeai mon carnet de notes dans ma poche avant et laissai le souffle froid du vent courir sur moi.

— Nous aimions parler de musique, dit-elle finalement. Et de l’océan. Je pensais que ce qu’il faisait était important. Mais malavisé. Parce qu’il croyait que Dieu avait créé l’océan, et il croyait que de mettre un orgue dans l’océan le rapprocherait de Dieu. Je suppose qu’on pourrait dire que c’est effectivement ce qui est arrivé, si on a un sens de l’humour bien spécifique. Ce que Kenji ne comprenait pas, c’est que l’océan est Dieu. Et l’hydroörganon est notre moyen de lui rendre grâce.

— Dans votre monographie, vous affirmez que c’est seulement en jouant les grands chefs-d’œuvre du baroque sous l’eau qu’on peut en saisir leur pleine symétrie et leur sens de ordre, et la terreur que cet ordre devrait nous inspirer.

— J’ai écrit ça il y a longtemps.

— Vous avez donc changé d’avis ?

— L’océan m’a fait changer d’avis.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne dirais plus ça, maintenant. Je dirais qu’une fois qu’on a entendu les chorals de Leipzig joués à l’hydroörganon, au crépuscule, pendant que l’eau s’obscurcit autour de soi, on comprend qu’être terrifié de l’océan, c’est être terrifié de la mort, et qu’être terrifié de la mort, c’est être terrifié de la symétrie et de l’ordre. Être terrifié du monde. Être terrifié de l’art. Et ça, ça n’a pas de sens.

— Avez-vous parfois l’inquiétude que l’hydroörganonologie est un art qui se meurt ? Que, dans des années, des plongeurs nageront autour de leurs débris de la même manière qu’ils visitent aujourd’hui des villes englouties ?

— Je vais répondre à votre question, parce que vous avez fait tout ce voyage jusqu’à cette ville de province pour la poser. Mais je ne vais pas y répondre de façon officielle, car mon hydroörganon n’est pas encore terminé. Je vous demanderais de ne pas le mentionner dans votre article.

— Je comprends.

— La plus grande erreur de Kenji aura été de révéler le « Senritsu » au monde. Ce fut son hybris. De la même façon que l’hydroörganon nous permet de faire l’expérience totale de la réalité du son, jouer de l’hydroörganon pour personne d’autre que l’océan nous permet de comprendre la vérité absolue sur tout l’art humain. Rien n’avilit un hydroörganon autant que l’oreille humaine. L’hydroörganon devrait nous rapprocher de l’océan lui-même, et plus on se rapproche de l’océan, plus on s’éloigne de l’humanité. Le jour où personne ne paiera pour plonger dans le havre pour m’entendre jouer sur le « Chebouctou » sera le jour où la construction sera finie, et l’hydroörganon pourra commencer son œuvre véritable.

— Avez-vous l’intention de demeurer ici, une fois le projet terminé ?

— Je crois bien. L’océan est partout, mais ici, il semble très présent. Et il y a si peu de gens. Vous comprendrez peut-être quand nous plongerons pour le voir demain. Peut-être pas.

Et là-dessus, Schumacher se remit à marcher vers sa voiture. Notre entrevue était terminée.

 

***

 

Je comprendrais peut-être. Deux jours plus tard, ces paroles m’agaçaient encore, alors que j’étais assis sur mon fauteuil Pullman et que le train fusait vers le nord. Avais-je compris quoi que ce soit de ce que j’avais vu ou entendu pendant mon court séjour dans cette ville ? Et puis, qu’est-ce que ça pourrait bien signifier, que j’aie compris ? Je feuilletai mon carnet de notes et réfléchis à ce que j’allais dire à ma rédactrice en chef. Il y avait un article là-dedans. Il devait y avoir un article. Il y a toujours un article, même quand l’article, c’est qu’il n’y a pas d’article.

De l’autre côté de la fenêtre, la broussaille épaisse n’avait pas de fin. De temps à autre, la monotonie et l’obscurité étaient ponctuées par l’éclat de l’eau qui glissait sur des galets de rivière au clair de lune. Et tout ce que je voulais, c’était que quelqu’un me dise que ce n’était qu’une illusion formée d’ombre et de lumière. Mais je savais que je ne croirais plus jamais quiconque me dirait un truc pareil.

 

***

 

Quand je rencontrai Schumacher sur le quai, le matin de notre plongée, elle ne mentionna rien de notre conversation de la journée précédente. Je ne vis dans son silence aucun inconfort, et rien d’autre que la certitude d’une personne qui ne parle que lorsqu’elle veut parler. Nous embarquâmes. Elle me présenta le navigateur, un petit homme nommé McLaughlin qui n’ouvrait la bouche que pour cracher par-dessus le bastingage. Schumacher me fit signe de me changer et d’enfiler la combinaison de plongée qu’elle avait apportée. Quand le bateau arriva à l’entrée du havre, où l’eau était plus claire, Schumacher me tapota l’épaule. Elle glissa par-dessus le rebord du bateau, et je la suivis dans l’océan. La journée était ensoleillée, et la lumière perçait profondément l’eau. Sous nos pieds, le fond marin s’inclinait jusqu’à l’obscurité.

Nous nageâmes longtemps. Schumacher semblait toujours savoir où nous étions. À certains moments, elle me désignait du doigt des éléments d’intérêt particulier — des épaves de navires de pêche, une vieille mine. Puis nous fîmes le tour d’un promontoire rocheux et je pus voir, scintillant au loin, une série d’énormes tuyaux qui émergeaient d’une corniche rocheuse.

Alors que nous nous en approchions, je pris conscience de l’échelle stupéfiante du complexe en construction (et complexe est le seul mot qui me vient maintenant à l’esprit pour décrire les énormes rangées de tuyaux; les volées, en ordre décroissant de longueur, qui s’étendaient comme de grandes ailes d’argent de chaque côté d’un clavier; la console de l’organiste, un rectangle de pierre et d’acier qui semblait impossiblement petit pour contrôler une création aussi monstrueuse: un vaste palais de métal). La corniche sur laquelle il était construit était à la jonction de la pente douce de pierre et de sable qui s’enfonçait vers le fond de l’océan, et de la base du cap qui montait brusquement vers la surface. Vers le large et les profondeurs à l’est, on pouvait apercevoir les poissons, le varech, les chaînes d’algues marines qui brillaient dans la lourde lumière aqueuse du soleil. Le roc du cap semblait encercler la masse monumentale de l’hydroörganon, un mouvement d’enceinte reflété dans les volées de tuyaux qui formaient une courbe douce à partir du clavier lui-même. Cela semblait presque naturel.

Schumacher me précéda à la nage, et lorsqu’elle arrive à la base de l’orgue je remarquai une rangée de leviers sous le banc de l’hydroörganoniste. Elle en fit glisser deux, et l’hydroörganon s’anima en frémissant, avec un profond bourdonnement mécanique. Elle me fit signe de la rejoindre. Pendant qu’elle prenait place, je flottai au-dessus, entre deux eaux, et la regardai retirer ses palmes de façon à pouvoir manipuler les pédales. La console était à cinq claviers. Schumacher leva les yeux vers moi et souleva les épaules, comme pour me demander si j’étais prêt. Je hochai la tête. Elle activa quelques tirants de jeux, plaça les mains sur le premier et le quatrième clavier, et plaqua un accord.

De l’air jaillit des tuyaux et un jet de bulles en fut expulsé. Puis la force de l’air me repoussa vers l’arrière, m’éloignant de l’instrument, et je me retrouvai flottant à plusieurs mètres de tuyaux du registre moyen, épais comme des troncs d’arbres, à regarder l’air s’élancer vers la surface. Je ressentais un grondement sourd, dont l’intensité montait et retombait. S’y joignirent un tremblement et un chevrotement lorsque Schumacher ajouta plus de jeux. Mais c’était tout. J’observai ses doigts danser d’un clavier à l’autre, et je pouvais voir la machinerie qui vibrait, l’air qui fusait vers la surface à l’ouverture de nouveaux tuyaux. Je pouvais voir des motifs dans les bulles et ressentir le pouls énergique de l’hydroörganon. Mais je ne pouvais presque rien entendre.

Schumacher joua et joua, et en m’accoutumant à la puissance de l’instrument je commençai à remarquer les motifs visuels des tuyaux qui s’ouvraient et se fermaient, les fontaines d’air qui développaient une sorte de rythme en explosant et étant contenues. En nageant deci delà, je pris conscience de nouveaux éléments encore plus impressionnants du mécanisme. Lorsque je fermais les yeux, toutefois, il n’y avait que le grondement et le bourdonnement.

Comment était-ce pour ceux qui entendaient une mélodie ? me demandai-je. Comme était-ce pour Schumacher, encore à son banc, les doigts voletant sur les claviers, les pieds courant sur les pédales ? Comment avait-ce été pour Saito, durant les nuits solitaires où il avait joué pour l’océan et pour Dieu ?

Après un certain temps qui ne semblait pas avoir passé du tout, Schumacher termina sa performance dans une série de fioritures finales. Et je pus voir ses épaules trembler, alors qu’elle déposa ses mains de chaque côté de son corps sur le banc; elle palpitait, comme si elle était aux prises avec une grande émotion. Comme si elle pleurait, peut-être. Ou comme si elle riait.

La lumière du soleil miroitait sur l’argent des tuyaux, et le vert de la végétation, et le brun de la pierre, et des poissons se remirent à nager vers l’hydroörganon, flairant les tuyaux, glissant sans efforts à travers les interstices. Et à l’est l’océan devenait de plus en plus obscur, jusqu’à l’incompréhension.